FEATURE | Vers un modèle souverain de l’industrie navale française

FEATURE | Vers un modèle souverain de l’industrie navale française

FRANCE WEEK

Deuxième puissance maritime mondiale avec un domaine maritime de 10,9 millions de km2, la France dispose aussi d’une industrie navale qui reste dynamique et garde le cap. Malgré une forte concurrence internationale et l’impact de la crise sanitaire de la Covid-19 sur les commandes de navires, en particulier sur le marché de la croisière, le niveau d’activité est resté correct en 2020, porté notamment par les commandes de navires militaires qui profitent aux principaux acteurs français. Si les commandes de navires civils sont au ralenti, la France devrait pouvoir tirer son épingle du jeu grâce à sa capacité d’adaptation et sa faculté à répondre sur des marchés très diversifiés avec des navires « sur-mesure » et spécifiques, adaptés aux besoins des armateurs, quand ses concurrents proposent de plus en plus de produit « standards ». L’avenir du secteur dépend néanmoins d’une volonté politique forte qui permettra à la France non seulement de maintenir son savoir-faire, ses compétences et sa souveraineté maritime mais aussi de continuer à exporter l’excellence navale française.

L’agence Sea to sea en partenariat avec le GICAN, Groupement des Industries de Construction et Activités Navales, qui fédère l’industrie navale française tente ici de dresser un état des lieux du secteur.

Une activité soutenue malgré la crise

A l’échelle mondiale, les commandes de navires en 2020 sont au plus bas niveau de la décennie avec en tête de liste, les navires passagers, segments sur lesquels les constructeurs européens et français sont les leaders. Entre ces gros paquebots et la construction de navires militaires, l’industrie navale civile française est spécialisée dans trois segments très concurrencés que sont le passager, la pêche et les navires de travail dont les commandes sont au ralenti.

Si les Chantiers de l’Atlantique ont livré les paquebot Celebrity Apex et MSC Virtuosa, la crise sanitaire a mis en sommeil les chantiers navals spécialisés dans les navires à passagers. A peine une douzaine de navires ont été commandés ces derniers mois dont deux bacs fluviaux en cours de finition chez MIM et un transbordeur chez Piriou.

Côté pêche, la COVID-19 et les difficultés liées au Brexit ont entraîné un report des commandes mais la recherche de polyvalence et des activités de niche telle la pêche la coquille stimule la demande locale ( 71 demandes de PME en 2020). Les architectes et les chantiers français planchent sur des navires de toutes tailles et tous matériaux pour des constructions neuves mais également de grosses transformations. Les grandes unités restent rares dans les chantiers français, à l’exception de Piriou qui vient notamment de livrer un thonier de 67 mètres.

Plusieurs types de navires de travail, de toutes tailles et fonctions ont été commandés ou mis en service en 2020 comme la drague au GNL OSTREA, sortie du chantier Socarenam ou les premières unités de 35 vedettes de sauvetage destinées à la Société Nationale de Sauvetage en mer en construction chez Couach. Une vingtaine de navires hauturiers et une cinquantaine de bateaux de sauvetage côtiers devraient aussi être livrés d’ici à 2030. Côté navires scientifiques Ixblue livre un navire de recherche pour la France et Ocea un navire hydro-océanographique pour la marine nigériane. La France est également présente sur le marché de l’offshore oïl and gas notamment à travers Piriou qui a enregistré une nouvelle commande pour un PSV de 55 mètres en aluminium par un opérateurs saoudien.

La construction navale française de Défense connaît un franc succès. Ocea a livré au Nigéria deux nouvelles vedettes qui s’ajoutent aux commandes de dix patrouilleurs et trois intercepteurs. Le chantier a aussi livré trois vedettes pour les douanes françaises et reçu la commande de cinq patrouilleurs de 53 mètres pour l’export en mars 2021. Piriou a enregistré la commande de vingt remorqueurs portuaires RP30 de 24 mètres par la Marine nationale et construit actuellement plusieurs OPV pour le Sénégal et l’Argentine. Socarenam a livré des navires pour la police fédérale belge et pour la marine polonaise…

Un effet COVID à long terme

L’industrie navale est une industrie du temps long où il peut s’écouler plusieurs années entre la signature du contrat et la livraison d’un navire. Avec la hausse des carnets de commandes ces dernières années les industriels n’ont donc pas été fortement atteints en termes de chiffre d’affaires, si ce n’est par les retards et surcoûts engendrés par les divers confinements. En revanche, les prises de commande ont énormément chuté en 2020, jusqu’à 100% pour l’export qui représente plus de 60% de l’activité. De quoi s’inquiéter. Car une fois les carnets épuisés, c’est l’activité navale qui s’effondrera. De plus, lorsque l’on sait qu’il faut plusieurs années pour former un bon soudeur dans le naval, l’emploi ne doit pas être une variable d’ajustement. Le risque est celui d’une crise contracyclique, à horizon de quelques mois ou quelques années. En raison de l’incapacité à se déplacer et du report de la plupart des salons, il n’a pas été possible d’engranger de nouvelles commandes. La crise du coronavirus, au-delà de rendre plus complexes les rencontres et les échanges avec des prospects et clients internationaux potentiels, fait peser un risque sur des reports, voire des annulations, de commandes maritimes civiles et de programmes militaires.

Plus spécifiquement, la crise de la COVID-19 a stoppé le cycle de commandes des navires de croisière, ce qui a davantage impacté les chantiers européens, alors que les concurrents asiatiques, de leur côté, ont à nouveau bénéficié de commandes significatives à la fin de l’année 2020. Enfin, la pandémie a réduit, pendant une période significative, de plus de 80% le trafic maritime passager (ferries et croisières). Cela a ralenti le rythme et le volume d’entretien des navires dans les chantiers de réparation navale français. Les paquebots représentent le segment le plus conséquent pour la France dans le domaine civil. Il faudra suivre avec attention l’évolution de ce secteur, même si les armateurs à ce jour restent confiants.

11,25 milliards d’euros de chiffre d’affaires

La filière navale française représente 11,25 milliards d’euros de chiffre d’affaires cumulé en 2020, dont 45% à l’export. 6,2 milliards d’euros proviennent de la Défense et 5 milliards d’euros du civil. Une des forces de la filière navale française, explique le groupement, est sa présence sur toute la chaîne de valeur : les chantiers navals (51%), les fournisseurs de produits et équipements (35%), les co-traitants (7%), les fonctions support (6%), l’ingénierie pour la réalisation (0,7%) et enfin, les bureaux d’études (0,3%).

46 500 emplois directs, dont 20 000 dans les chantiers navals et 26 000 pour les produits, services, équipements maritimes et spécifiques-défense sont comptabilisés. Si les embauches se poursuivent, les perspectives, avant la crise de la COVID-19 de recrutement de 30 000 personnes dans les dix prochaines années, dont 10 000 créations de poste, ce qui pourraient être revues à la baisse.

Données Défense et civil rassemblées, on observe une forte évolution du carnet de commande des chantiers français entre 2012 et 2020, en majeure partie due à l’accroissement de la demande en navires militaires, surtout à partir de 2019 (passage de 65 navires en 2018 à 108 et 115 en 2019 et 2020). Ce carnet de commande plein en 2020 (115 navires) a permis d’amortir une partie de la crise.

Jusqu’à 80% de marchés à l’export

La France, deuxième puissance maritime mondiale avec un domaine maritime de 10,9 millions de km2, dont 97% se trouvent en Outre-Mer dispose d’une industrie navale présente sur la plupart des segments de navires. Dans un marché mondialisé où la concurrence est vive, elle a abandonné la production des navires à faible valeur ajoutée pour produire de façon compétitive des navires complexes.

L’excellence de la filière est présente dès la conception avec les bureaux d’études et les équipementiers, qui développent chaque jour des solutions innovantes en termes de stabilité, de gestion de la puissance, de systèmes de propulsion, de transition écologique. L’industrie navale excelle aussi dans les phases de production, notamment sur l’usage de nouveaux matériaux. C’est une industrie qui sait très bien s’adapter aux demandes des clients et proposer des solutions individualisées. Là où aujourd’hui les équipementiers vendent leurs solutions sur les navires du monde entier, la France sait tirer son épingle du jeu en proposant un service personnalisé.

La principale force de la construction navale française est le savoir-faire du secteur, l’innovation et la haute technologie. Les chantiers navals exportent 80 % de leur production dans le secteur civil et 40 % dans le militaire, ce qui signifie, dans un monde concurrentiel ouvert, que les clients reconnaissent le savoir-faire français. La capacité duale des chantiers intermédiaires donne des expertises complémentaires qui bénéficient aussi bien au civil qu’au militaire.

De nouvelles opportunités dans l’éolien offshore et l’action de l’Etat en mer

Des chantiers français se positionnent sur le secteur de l’éolien offshore, dont le récent développement en France offre des opportunités. Ocea et Delavergne ont enregisté la commande de six navires CTV et de soutien.

La construction de l’Europe de la Défense est également une opportunité pour trouver de nouveaux partenaires et de nouveaux débouchés en coopération sur des segments intermédiaires de type corvette. La recherche, fortement encouragée au niveau européen, se développe au sujet des nouvelles énergies (au sein du partenariat Waterborne). Les chantiers se penchent sur les énergies alternatives, la pile à combustible ou l’hydrogène. Le retour en grâce de la propulsion vélique permet à des PME/ETI et startups de montrer leur savoir-faire en se lançant sur ce segment.

Le besoin de souveraineté en mer, de lutter contre les trafics et de protéger l’environnement conduiront aussi à renouveler ou développer les moyens d’Action de l’Etat en Mer (AEM) en France et à l’export dans les dix prochaines années. Au niveau mondial, la prise de conscience de l’importance vitale de la maîtrise des espaces maritimes profite à la filière, avec une demande croissante en navires dédiés.

D’autres opportunités existent dans le domaine du fluvial en intermodal, de la pêche, de la sécurité maritime, des équipements de haute technologie ou de la cyber sécurité, qui sont autant de marchés sur lesquels la filière travaille activement.

Verdissement des flottes et nouvelles technologies

L’exploitation des grands fonds marins, tout comme la valorisation des océans, sont des tendances lourdes sur lesquelles l’industrie maritime doit se positionner avec son expertise et ses savoir-faire.

La construction navale française s’intéresse de plus en plus aux technologies, au navire autonome, au déploiement du navire vert. La tendance se confirme également sur la recherche autour du navire intelligent, équipé de capteurs ou de robotique, les défis étant multiples quand il s’agit d’œuvrer pour la décarbonation du transport maritime à l’horizon 2050. Les industriels de la Mer se sont d’ailleurs organisés au sein d’une feuille de route R&D et Innovation, autour de quatre grands axes stratégiques : Bateaux intelligents et systèmes autonomes (Smart Ship) ; Energies et propulsion (Green Ship) ; Nouveaux matériaux et chantier intelligent (Smart Yard) ; Ressources marines (Smart Offshore Industries). D’autres sujets émergent, notamment liés à la crise, comme la reconquête industrielle ou le numérique.

Sur le sujet de l’emploi, le secteur s’est engagé sur la sauvegarde et l’adaptation des compétences, sur l’amélioration de l’image de l’industrie et sa féminisation, avec une volonté forte de rendre attractifs les métiers industriels. Le travail est long et le secteur ne peut, pour le moment, se défaire de la problématique des travailleurs détachés issus d’Europe centrale et orientale.

La filière des Industriels de le Mer s’est de plus engagée en faveur d’une solidarité économique nationale dans le cadre du Fontenoy du maritime, porté par la ministre de la mer Annick Girardin et qui vise la redynamisation et l’amélioration de la compétitivité du Pavillon français. Le plan de relance doit aussi permettre de soutenir l’investissement dans l’outil de production et accompagner le développement industriel de certains chantiers de construction et de réparation.

French touch et polyvalence

La construction navale française se distingue de ses concurrentes par son excellence en architecture navale, le couple design/construction tricolore, son activité très orientée à l’export ou encore des liens malheureusement trop faibles entre armateurs et chantiers navals français.

Parmi les points forts, la filière bénéficie d’une très bonne école d’architecture navale française, plutôt orientée vers la performance – que ce soit au niveau de la coque, du système ou de l’intégration – tirée par les trois grands débouchés français que sont les navires militaires, les grands paquebots, et la course au large.

Ensuite, les navires construits par les chantiers français le sont très majoritairement sur des designs français – qu’ils soient internes aux chantiers ou réalisés par des bureaux d’études externes partenaires français. Cela diffère des concurrents espagnols, turcs et asiatiques, qui construisent une part importante de leurs navires à partir de designs étrangers – en particulier norvégiens.

Enfin, les chantiers ont fait preuve d’agilité en renouvelant largement leur offre et ont su varier leur production. C’est le cas par exemple de chantiers qui ne faisaient quasiment que de la pêche historiquement et qui sont maintenant devenus multisectoriels.

Redynamiser la Pavillon et prioriser la French Nav

Néanmoins, la filière pâtit d’une forte dépendance à l’étranger et à moins d’innovation sur certains segments comme la propulsion par exemple (en dehors du vélique ou du nucléaire).

L’activité française est également très orientée à l’export sur le militaire (grâce notamment à l’expérience de la Marine nationale), voire exclusivement à l’export sur les grands paquebots. En revanche, il n’existe pas d’export sur les navires civils de moins de 100 mètres et le niveau d’importation est très important et croissant sur ces gammes de navires, sur la commande privée et parfois même sur la commande publique.

Il s’avère crucial de redynamiser des liens entre armateurs et chantiers français. A l’exception de la pêche, les armateurs privés français commandent très peu aux chantiers français. C’est une différence majeure avec l’Espagne, la Norvège, la Turquie ou les Pays-Pays (sans même parler des pays asiatiques), où les armateurs commandent majoritairement à leurs chantiers nationaux. Pourtant la France dispose d’infrastructures industrielles et portuaires modernes et performantes sur l’ensemble de son territoire hexagonal et ultramarin et d’une ouverture exceptionnelle sur le monde.

S’appuyant sur ses nombreux atouts, l’avenir de l’industrie navale française repose sur une politique maritime ambitieuse prenant véritablement en compte l’aspect industriel et son bénéfice social, fiscal et économique.

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Stéphanie Roos-Faujour

Stéphanie Roos-Faujour is the founder of French communication and marketing consulting agency Sea to Sea, specialising in the maritime world.